JE NE SUIS PAS MOI, QUI SUIS- JE ? QUEL EMBARRAS ?

Publié le par veronique delbove

Lewis Carroll
De l'autre côté du miroir (1871),

trad. A. Bay, Marabout, p. 217-218

" Chut ! vous allez le réveiller, si vous faites tant de bruit.

- Mais, dit Tweedledum, cela ne sert à rien que vous parliez de le réveiller, puisque vous n'êtes rien qu'une chose de son rêve. Vous savez très bien que vous n'êtes pas reelle.
- Je suis réelle ! " protesta Alice. Et elle se mit à pleurer.
- Vous ne serez pas plus réelle parce que vous pleurerez, remarqua Tweedledee, il n'y a pas de raison de pleurer.
- Si je n'étais pas réelle, dit Alice, riant à moitié à travers ses larmes (tout cela semblait si ridicule), je ne pourrais pas pleurer.
- Vous ne supposez tout de même pas que ce sont de vraies larmes ?" interrompit Tweedledum d'un ton méprisant.
"Je sais qu'ils disent des absurdités, pensa Alice, et je suis bien sotte d'en pleurer. "

 

 

Alice au Pays des Merveilles traduit l’angoisse de l’être perdu dans un univers dont aucun élément n’est plus assuré. Le point posé par Descartes, le centre du Moi pensant, image de Dieu, le point d’intersection des deux axes de coordonnées, celui des X et celui des Y, a disparu. Et le doute qui en résulte est infiniment  tragique .Cette préoccupation de l’identité même de l’être, de sa survivance, s’inscrit dans la ligne de la philosophie d’Héraclite et forme l’objet de l’entretien de la petite fille avec la chenille. Celle-ci, acariâtre ne cesse de lui demander : " Qui êtes-vous " Question à laquelle une réponse satisfaisante ne peut être fournie.

Comment parler de l’espace et lui faire confiance, quand on voit devant soi un chat assis sur une branche d’arbre ne pas cesser d’apparaître et de disparaître brusquement pour, au cours de sa manifestation, disparaître très lentement en commençant par le bout de la queue et ne laisser qu’un sourire, longtemps après que tout le reste du corps s’est évanoui.

Encore faudrait-il être certain que l’espace est le même des deux côtés du miroir. L’homme ignorant croit que, derrière le miroir, existe seulement le mur de briques, mais le professeur de mathématiques sait qu’il lui faut prolonger le tracé des rayons lumineux pour construire le paysage des images et des foyers virtuels. Ce monde, l’enfant et le primitif le tiennent pour le seul doté d’une véritable réalité, pour le lieu où se trouve la clé des phénomènes tangibles. Sans la prolongation arbitraire des lignes derrière le miroir, sans ce paysage abstrait, comment la science aurait-elle pu établir l’optique, calculer les lois de la réflexion et, matériellement, construire les lentilles ? La métaphysique traditionnelle n’est-elle pas autre chose qu’une évaluation des images virtuelles. Un être vraiment raisonnable, comme sait l’être une petite fille, ne peut se contenter d’apparences et n’a d’autres moyens de vérifier les sentencieuses affirmations des grandes personnes que de traverser le miroir.

C’est ainsi qu’Alice pénètre dans l’autre espace ; elle n’y trouve pas d’idées abstraites, pas de morale ennuyeuse, mais un univers poétique où les fleurs parlent, les animaux s’agitent suivant leur propre logique, où les pièces du jeu d’échecs développent un jeu infiniment plus vivant que sur le banal quadrillage de bois, bref, un monde qui ressemble à celui du rêve. Les traités philosophiques les plus graves disent-ils davantage de la réalité que ces quelques phrases au sujet du roi.

 

A propos de Lewis Carroll  par Pierre Mabille ; ce texte a été publié en préface de l’édition de 1947 d’Alice aux pays des Merveilles (Stock).

Publié dans laphilosuitsoncours

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B
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