LE TRANCHANT DES MOTS

Publié le par veronique delbove

"Le mot aux contours bien arrêtés, le mot brutal, qui emmagasine ce qu'il y a de stable. de commun et par conséquent d'impersonnel dans les impressions de l'humanité, écrase ou tout au moins recouvre les impressions délicates et fugitives de notre conscience individuelle. […]

Nulle part cet écrasement de la conscience immédiate n'est aussi frappant que dans les phénomènes de sentiment. Un amour violent, une mélancolie profonde envahissent notre âme : ce sont mille éléments divers qui se fondent, qui se pénètrent, sans contours précis, sans la moindre tendance à s'extérioriser les uns par rapport aux autres : leur originalité est à ce prix. […]

Tout à l'heure chacun d'eux empruntait une indéfinissable coloration au milieu où il était placé : le voici décoloré, et tout prêt à recevoir un nom. Le sentiment lui-même est un être qui vit, qui se développe, qui change par conséquent sans cesse ; sinon, on ne comprendrait pas qu'il nous acheminât peu à peu à une résolution : notre résolution serait immédiatement prise. Mais il vit parce que la durée où il se développe est une durée dont les moments se pénètrent : en séparant ces moments les uns des autres, en déroulant le temps dans l'espace, nous avons fait perdre à ce sentiment son animation et sa couleur. Nous voici donc en présence de l'ombre de nous-mêmes : nous croyons avoir analysé notre sentiment, nous lui avons substitué en réalité une juxtaposition d'états inertes, traduisibles en mots, et qui constituent chacun l'élément commun, le résidu par conséquent impersonnel des impressions ressenties dans un cas donné par la société entière.

Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience (1889)



Installations: Joseph Kosuth


 

Publié dans laphilosuitsoncours

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